Kybalion, ou le monde moderne

  • Le 09/05/2023
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Kybalion

Cité de Kybalion, an 2030 post JC.

Zoula soupira en buvant son café. Pour 3 crédits carbone, la machine à café du bureau lui avait craché un véritable jus de chaussette…… Il fallait envisager d’emmener sa chicorée maison, mais le cout horaire du four avait tellement monté qu’il faudrait peut-être envisager d’utiliser un feu de la cité interdite pour faire griller les racines amères dont le gout rappelait vaguement, très vaguement, un arabica.

En tant que commissaire d’arrondissement de Kybalion, il était inimaginable de passer en zone non surveillée pour utiliser les services d’un non citoyen à toutes fins de pouvoir consommer le produit le plus basique de la cité. Mais en quelques années, la taxe carbone avait triplé, rendant toute forme de consommation confort quasi impossible. Alors on s’en remettait aux bonnes vieilles méthodes clandestines, celles que justement, elle était censée combattre  ….. Ou dénoncer ….. pour avoir le droit à un salaire social entier, lui donnant le droit à la satisfaction de ses besoins primaires : manger, boire, dormir, éviter la souffrance ….

Ce qu’on appelait le bureau, était en fait un espace de co-working dans un petit immeuble de 4 étages, dont toutes les installations sensibles : cuisine, salle de douche, wc et espace de loisirs, étaient communes. Chacun pouvait s’y relier à son entreprise, ou plutôt à son secteur d’activité, sans avoir à faire de déplacements inutiles.

Kybalion était devenue l’une des 100 premières cités modèles d’un monde qui se voulait novateur, respectueux de la planète, vertueux en tous points. On y circulait à pieds ou en vélo, et le vélo électrique était réservé pour les déplacements de plus de 10 kilomètres. Quant à la voiture …. C’était un vieux souvenir murmura Zoula. Il fallait faire une demande de location et une grande part du trajet se faisait en fer routage.

Zoula avait 75 ans et avait pleinement connu l’ancien monde. A l’époque elle était écolo, woke, et défendait le droit de l’homme à porter un enfant, et le devoir de remplacer la côte de bœuf par un steak de vers de farine grillés et compactés, enrichis au fer et à la B12. Puis, novatrice avant l’heure, elle était entrée au service de l’état, qui lui avait proposé le salaire universel en échange d’un rôle social de coordonnatrice de son quartier.

Cool ! Super Cool ! S’était-elle dit !

De fil en aiguille, elle comprit très vite qu’il fallait seulement dénoncer les esprits chagrins qui refusaient l’évolution du monde. Elle avait donc montré du doigt la famille Maillart, qui chauffait sa salle de bain à 25°C avec un convecteur électrique (Dieu merci vite repéré par le compteur Linky) ; puis elle avait dénoncé sa petite voisine qui traitait les homo de pédés ; enfin elle avait participé au mouvement « paradis des vaches »,qui consistait à entrer à une centaine de militants dans une ferme laitière, ou à viande, pour y détruire toutes les installations, et y abattre toutes ces vilaines bêtes à pets, parfois même en lynchant l’agriculteur au milieu de sa salle de traite, un trayon enroulé autour de la gorge.

Enfin, elle, comme les autres, furent invités à intégrer les nouvelles cités bâties en hâte, tandis que les maisons individuelles étaient démolies et leur terrain dépollué et réhabilité, toute trace de béton devant disparaitre. Seules les quartiers séculaires des grandes villes médiatisées, comme Paris, Lyon ou Strasbourg, avaient pu rester en place, comme de futurs musées destinés aux enfants qu’il fallait convaincre de leur laideur.

C’était très laid d’ailleurs. Vu que tout avait été lamentablement bombardé par l’OTAN en 2024, suite à une erreur informatique ….. On accusa la Russie de Piratage, et les BRICS d’avoir voulu détruire l’Occident.

La même année avait vu disparaitre toute circulation d’argent sous une forme matérielle, tandis que la distribution d’énergie avait été drastiquement rationalisée pour voir apparaitre la première taxe carbone qui transformait quasi toute présence vivante en horrible parasite mettant la planète en danger.

Les militants toutes catégories, depuis le militant vert jusqu’au militant LGBTQADC+, furent glorifiés et on leur offrit le plaisir, l’honneur et le mérite d’un citoyen moderne, rémunéré pour son degré d’acceptation, et surtout pour sa capacité à glapir dès qu’il repérait un traditionaliste débile qui vivait avec femme et enfant dans un lieu vaste et douillet, en élevant ses poules et en faisant son potager. Quel égoïsme avait-elle pensé à l’époque ! Pour lui un jardin, des légumes et des œufs, et pour chaque égoïste comme lui, 4 personnes qui crèvent de faim à cause de sa surconsommation.

Mais les militants avaient beau être solidement motivés, ils n’étaient pas majoritaires et ceux que l’on appelait déjà les non-citoyens, se défendaient bec de poules et ongle de vaches contre ces mesures liberticides …..

Enfin vint le Sras hémorragique. Une sorte de virus grippal croisé avec Ebola qui partait d’un rhume et finissait par voir son propre cerveau qui partait dans le mouchoir à chaque quinte de toux. Immonde …… Les enfants furent décimés les premiers. Puis les jeunes adultes.

Personne ne comprit pourquoi les vieux résistaient si bien. Quelques variants plus tard, ils finirent aussi par être touchés. La population réduit de 25% en Europe. Moins en Afrique.

En 2026 Zoula vit l’éclosion d’un monde nouveau. Dans la débandade de la fin de cycle en vieille Europe, on finit par oublier les non-citoyens qui se réfugièrent dans les anciennes cités HLM à moitié démolies, où ils faisaient du feu pour se chauffer ou cuisiner, et élevaient quelques animaux pour accompagner les légumes qui poussaient sur les toits des immeubles ou dans les cours abandonnées.

Le monde était passé par une telle phase de souffrance qu’un gouvernement de sauvegarde autorisa presque tout : la sexualité adulte/enfant, le choix absolu de son identité, la téléréalité avec les jeux les plus morbides possibles, la consommation de sang humain (issu de donateurs) pour les trans-vampires qui ne pouvaient pas s’en passer, l’euthanasie par saturation de drogue psychédélique pour les vieux ou les malades qui n’en pouvaient plus, les jeux vidéos par injection d’une nano-puce dans le cerveau (vous intégriez alors définitivement le monde virtuel de votre choix), l’intégration de votre conscience dans le corps d’un animal (le choix allant du poisson au crotale en passant par le cheval ou le dauphin, qui coutaient naturellement très chers).

Quant à la religion, elle fut abolie dès 2025, tout culte devint interdit et tout contrevenant se vit condamné au camp de ré éducation après la privation définitive de ses biens (enfin, ce qui pouvait bien lui rester ….)

La notion de patrie fut rendue responsable du bombardement de toutes les grandes métropoles Européennes, et la citoyenneté devint mondiale et asexuée. Zoula, né Français métissé par son père, fit le choix de devenir une femme, à toutes fins d’échapper à la dénonciation par le comité LGBT (etc…) de son quartier. Après quoi elle put, pour la première fois de sa vie, être considérée comme tout le monde.

C’est ce qu’elle se dit. Et cela lui donna le droit d’envoyer la moitié de l’immeuble en camp de rééducation.

En 2028, le gouvernement mondial vota le droit global à l’euthanasie, l’interdiction de manger de la vraie viande et le devoir de bonne santé pour tous. Les militants, largement majoritaires (sinon on risquait la dénonciation) firent un immense concert de casseroles en souvenir du covid et de l’acclamation des soignants. Les non militants firent aussi un concert de casserole en souvenir de Macron. Donc tout le monde fut finalement d’accord pour taper sur des casseroles (dont la vente était réglementée à cause du cout monstrueux de l’acier, qui n’était plus fabriqué en France).

En Septembre 2028, le grand oncle de Zoula finit par tomber gravement malade. Et par ne plus satisfaire, malgré les efforts du corps médical, au devoir de bonne santé. On lui supprima sa pension universelle, son écran, son crédit carbone, puis son droit d’utiliser un vélo. Il finit par se convaincre qu’il valait mieux partir et Zoula lui organisa une très belle cérémonie, à l’issue de laquelle il entra de lui-même dans un caisson étanche où un gaz euphorisant (et hallucinatoire) précéda une injection léthale indolore. On pleura – de joie. Et d’émotion. Son corps fut composté et servi aux élevages de mouches qui venaient pondre sur les cadavres en décomposition.

La boucle était bouclée, pensa Zoula. Le monde allait pouvoir partir sur de bonnes bases.

En 2029 Zoula fit un cancer de son faux-col de l’utérus, qui avait été fabriqué par une imprimante 3D piratée avec des papillomavirus résistants au vaccin ( et créés pour rendre le vaccin indispensable, mais ayant échappé à tout contrôle). Et merde …. Bien sur elle avait le droit à tous les soins gratuitement : mais pas précisément dans ce cas-là, car le gouvernement n’avait pas signé la clause de responsabilité pour la fabrique d’organes par imprimante biogénique. Et re-merde …. Se dit-elle. La souffrance ça rend créatif.

Il avait fallu réfléchir, c’était inhabituel – l’état pensait à tout. Payer un chirurgien au black ? Impossible, il n’y avait plus de black …. En parler avec une amie ? Pas possible, même vos amies vous dénonçaient …. Il restait le troc, mais le troc de quoi ? C’est un vieux qui lui fila la solution : Zoula était de service d’euthanasie le vendredi, elle le ferait évacuer en douce après une fausse injection léthale, en échange il lui offrait tous ses crédits sociaux restant quelques jours avant (c’était aussi bien que de se les faire piquer par l’état, vu qu’il n’y avait plus ni propriété, ni droit d’héritage), puis elle organisait son transfert dans la vieille ZUP des non-citoyens. En échange, il devrait sans doute amener quelque chose. Mais l’homme tenait à la vie et il apporta son écran tout neuf, caché sous son veston, avant de passer la frontière entre le monde moderne et celui des souvenirs.

C’est ainsi que Zoula finit par améliorer son quotidien, sans pourtant échapper un instant à la surveillance de sa nano-puce. Les échappés du service Euthanasie ne risquaient pas de la trahir …. Et le corps endormi était subtilisé au lombri-postage par un robot à qui l’on envoyait une information de défaillance, ou de non-conformité.

Vrai café, trucage de son compteur électrique pour avoir 20°C dans son espace privé, pistolet calibre 22 en fraude et livres interdits, tout roula merveilleusement. En échange, les non-citoyens récupéraient du vieux matériel informatique, des imprimantes 3D désaffectées, quelques médicaments négociés en téléconsultation et parfois des nano-puces blanches servant à pénétrer Kybalion sans se faire repérer par les caméras, l’intelligence artificielle et les drones de la police globale (qui poliçait tout, depuis la morale jusqu’à la vitesse de circulation à vélo).

Zoula ne fut donc pas catastrophée par son mauvais café. Elle allait arranger le problème. Et c’est sereinement qu’elle remonta l’escalier qui séparait l’espace de co-working de l’espace privé.

Elle s’installa confortablement sur son canapé avant de préparer sa petite fugue jusqu’à la frontière où un contrevenant prendrait sa demande en compte.

A 21h, elle fit une demande de vélo électrique afin de rendre visite à une amie, à 6 kilomètres de là. Une amie qu’elle avait courtisée dans ce but, car elle vivait justement au pied de la zone tampon entre les 2 mondes.

A 21h30, elle fila sur place avec, en cadeau, une vraie fausse pomme dont le gout était bluffant.

A 22h30, elle redescendit au niveau de la zone tampon et glissa, dans une sorte de terrier à peine visible, une carte mémoire de grande capacité. Quelques mètres plus loin, elle se baissa pour remonter ses chaussettes et ramassa un paquet sombre contenant la précieuse poudre de couleur chocolat brulé.

Puis elle rentra chez elle.

Lorsqu’elle ouvrit sa porte, son imperméable en main, elle n’eut même pas le temps d’être surprise. Un inspecteur général de secteur, accompagné de 2 acolytes, l’accueillit en souriant.

  • Chère amie vous voilà enfin !
  • J’étais chez une amie
  • Oui nous savons cela. Nous savons cela.
  • Que puis-je pour vous ?
  • Nous faire un bon café peut-être ?

Zoula blêmit. Était-ce un hasard ? Elle posa son imperméable dont la poche n’était pas visible et commanda 3 cafés sur ses propres crédits sociaux. Ils étaient infects, mais que pouvait-elle faire d’autre ?

  • Non ma chère, pas celui-là. Il n’est pas bon n’est-ce pas ? Inutile de vous évanouir, nous ne sommes pas des ennemis. Nous préférons trouver des solutions faciles aux problèmes qui n’en sont pas vraiment. Tout de même, vous êtes une bonne citoyenne
  • Je ….
  • Faites nous donc ce fichu café ! Au lieu de vous perdre en mauvaises explications

Zoula fit chauffer l’eau, pressa le café et servit un mélange odorant et acidulé qui n’avait rien à voir avec le truc liquide et marron que le robot cuisine proposait après le burger 3 couches qui faisait office de repas.

  • Voilà qui me fait vraiment plaisir. Nous allons enfin pouvoir discuter. Ca fait un petit moment que je vous surveille. Rien de grave non. Mais comment vous – vous qui avez été une militante de la première heure, avez-vous pu en arriver là ?
  • C’est pour travailler, me concentrer, j’ai du mal, vous savez à 75 ans, parfois un peu de fatigue …
  • Oui, nous savons que vous avez fait un mauvais cancer. Heureusement guéri grâce à un généreux donateur. Penseriez-vous à la retraite ?

Zoula devint blanche. La retraite, ce n’était rien d’autre que l’anti-chambre de l’euthanasie.

  • Non, j’adore mon travail, je ne m’imagine pas un instant à ne rien faire
  • Mais alors ma chère, comment faire si vos conditions de vie ne vous satisfont plus ?
  • Je peux encore aider, beaucoup aider !
  • Oui nous  n’en doutons pas
  • Demandez moi ce que vous voulez
  • C’est que vous savez, ce sont vos petites erreurs qui justifient notre travail. Nous ne voudrions pas nous retrouver sans travail nous non plus.
  • Mais alors que voulez-vous ?
  • Nous voudrions que vous participiez à une expérience qui nécessite des volontaires

Zoula avala sa salive …. Ca sent mauvais pensa-t-elle …

  • Quelle expérience ?
  • Inutile d’avoir peur. Nous allons tester une technologie de lecture cérébrale réservée, dans l’avenir, aux grands délinquants, ou aux non-citoyens. On vous injectera du nano-matériel par inhalation en salle blanche. Puis après 24 heures, le lecteur s’appropriera votre mémoire, vos images et finalement 100% de vos pensées, souvenirs et émotions.
  • Et vous allez en faire quoi ?
  • Nos experts analyseront le matériel qui aura été transféré dans une intelligence artificielle encore neutre. Puis ils dialogueront avec cette même I.A. afin de vérifier qu’elle pense comme vous, et croit être vous.
  • Et moi ?
  • Vous retournerez à votre petite vie sans rien dire. Et vous continuerez de frauder le café.
  • Et c’est tout ?
  • Oui – ce sera votre contribution au monde moderne.
  • Et si je refuse ?
  • La retraite ma chère – la retraite. Et n’imaginez pas fuir dans le non-monde. Il n’y aura personne pour vous évacuer de la chaîne.
  • Très bien.
  • Suivez nous à présent.
  • Dois-je emmener quelque chose ?
  • Non, vous n’aurez besoin de rien. Ce sera bref.

Zoula frissonna. Que faire ? Se sauver ? Impossible. Il y avait des caméras dotées d’I.A. partout et la cité était cernée par des drones armés.

Pour la première fois depuis très longtemps, Zoula monta en voiture, en vrai voiture. Puis elle suivit les hommes et pris un ascenseur qui descendit bas. Très bas.

Tout en bas, des hommes en blouse blanche, souriants et très doux, lui tendirent la main. Ils l’accompagnèrent dans une salle hermétique et l’installèrent sur un fauteuil.

Zoula réfléchit – sans doute plus vite qu’elle n’avait jamais réfléchi – elle prit discrètement, et au passage, un petit scalpel posé sur une table couverte d’instruments visibles. La caméra la vit peut-être ? Mais était-elle encore surveillée ?

Elle mémorisa chaque pas, chaque accès, rien ne semblait vraiment sécurisé entre la sortie de l’ascenseur et le laboratoire où les hommes en blanc se préparaient à intervenir.

L’un d’eux préparait une sorte de masque-scaphandre étanche en visualisant l’adaptation du masque sur l’écran qui reproduisait les caractéristiques techniques de Zoula. L’autre semblait pianoter un programme sur son clavier. Il fallait vraiment faire vite.

Zoula se dit qu’elle était forte. De base, elle avait des muscles d’homme. Peut-être qu’elle pourrait se battre. Se révolter. Fallait-il plutôt se laisser faire ? Puis dans le fond très vite oublier ? Mais que deviendrait sa conscience ?

Zoula se mit à prier Jésus, comme quand elle était petite. « Jésus  aide-moi » implora-t-elle. Je n’ai jamais rien fait de méchant. Je ne mérite pas de mourir pour un café.

« Ca ne sert plus à rien de prier ! » Lui répondit une petite voix vicieuse.

Zoula sursauta. Mais très vite elle s’aperçut que c’était la voix de sa conscience qui cherchait à la décourager : il ne fallait pas se rebeller, il fallait accepter, il fallait se battre contre les rebelles, comme elle l’avait toujours fait.

L’homme qui tenait le masque fit un signe de satisfaction accompagné d’une sorte de gargarisme tenant lieu d’expression heureuse.

  • On y est presque
  • On y est quoi ?
  • Votre masque est quasi 100% adapté afin que le nano matériel inhalable ne puisse pas s’échapper dans l’atmosphère
  • Et pourquoi ? Est-ce dangereux ?
  • Non, mais nous pourrions en inhaler par erreur
  • Et alors ? Si ce n’est pas dangereux ?
  • Ce n’est pas dangereux. Mais nous ne participons pas au protocole. Il faut respecter le protocole.
  • Je peux aller faire pipi ?
  • Maintenant ?
  • Oui, ça urge
  • Ah, c’est l’émotion. Bon après tout ….. je vous accompagne

Il vint la chercher et la précéda. La porte s’ouvrit devant lui, visiblement contrôlée par quelque chose. Mais quoi ? La puce ? Autre chose ?

Ils sortirent dans un couloir blanc et lumineux qui desservait d’autres salles quasi identiques à la sienne. Les fenêtres étaient toutes opacifiées et on ne pouvait rien voir de façon précise. Mais Zoula imaginait. Elle imagina des créatures étranges, derrière les ombres mouvantes qui semblaient avoir des tailles bien trop grandes. Elle imagina tant que sa respiration devint courte et saccadée – au point d’alerter son accompagnant.

  • Vous avez l’air de mal respirer ?
  • Ce n’est rien, l’appréhension je pense

L’homme en blanc semblait si confiant. Si calme. Alors qu’elle était pétrifiée. Il ne s’était pourtant écoulé que quelques secondes.

Elle implora encore. « Jésus, tu te rappelles comment je me mettais  à genoux devant la croix quand j’étais petite ? »

« Il s’en fout » répondit encore la petite voix vicieuse.

Le coup de scalpel partit si vite que l’homme en blanc n’eut pas la moindre réaction. Il s’effondra en tenant sa gorge et Zoula lui pris sa blouse et son pantalon, sans même vérifier si une caméra la voyait. Heureusement, le sang ne coulait quasi pas. Quelle aubaine !

Puis elle courut jusqu’à l’ascenseur et remonta au niveau 0.

Elle ne s’étonna de rien. Il n’y avait ni garde – ni surveillance. Mais maintenant il fallait rejoindre la zone de non-droit. Et ils avaient roulé au moins 1 heure.

Tout de même, se dit-elle – c’est pas gardé leur truc de merde là ! Puis elle se rassura, ça faisait bien longtemps que la surveillance totale avait éradiqué toute délinquance visible. Du coup, il n’y avait plus de flics et tout ça. Quand on déconnait, on finissait à la casse. Donc personne ne déconnait.

Mais elle avait déconné.

Il y avait des voitures et elle sauta dans la première venue. Elle arracha 2 fils et la démarra sans clef de sécurité. Puis elle sortit de  l’étrange endroit tout en regardant sa montre. Il ne s’était écoulé que 2 minutes. Elle avait toutes ses chances.

Derrière elle des sirènes retentirent et elle vit des hommes sortir en trombe. Mais avec son démarrage improvisé elle avait gagné 500 mètres et appuya à fond sur la pédale après avoir coupé la conduite automatique. Derrière ça avait l’air d’un beau chaos – mais ils étaient nombreux ! Zoula pria encore, mais de façon plus énergique ! « Jésus – Bordel de merde – pourquoi tu ne m’aides pas »

Et la petite voix vicieuse répondit «  Mais tu ne le mérites pas ! Ma chère »

Zoula se souvint de ses 15 ans, quand on la surnommait Zoulou, parce qu’elle/il grimpait plus vite que tout le monde sur les murs pour échapper aux keufs qui le filait quand il avait dévalisé une voiture de riche. Il les avait tellement détesté ces riches …. Il avait été tellement heureux de les faire tomber tous ces bourgeois qui avaient chaud en hiver et qui mangeaient des trucs délicieux pendant que lui il devait se contenter des fins de stocks des restaus du cœur.

Résultat, pensa-t-il/elle, plus personne ne mangeait normalement. Ca faisait 5 ans qu’il/elle n’avait pas mangé un steak saignant – même pas en fraude ! Il était devenu dénonciateur pour assassiner ceux qu’il avait envié par le passé.

Zoulou ne reconnut pas la campagne qu’il avait traversé par le passé. La campagne était vide. Il quitta la route principale et fonça sur une sorte de chemin blanc entretenu. Qui venait ici ? Pourquoi ? Les voitures avaient cessé de le suivre, mais il savait que désormais ce serait une histoire de drones …. Il n’était plus en sécurité nulle part et devait absolument rejoindre une zone de non-droit.

Zoulou gara le véhicule et continua à pieds. La voiture était trop visible et il n’y avait sans doute pas de caméra sous les arbres. Il avait faim. Il aurait mangé n’importe quoi – et soif aussi.

Devant lui se dressa bientôt un  immense portail noir, haut de plusieurs mètres, et qui assurait le lien entre 2 murs de béton et d’acier. Il n’y avait ni mirador, ni pancarte. Tout était silencieux.

Le Zoulou du passé serait entré – rien que pour voir. Mais que pouvait-on faire Zoula à 75 ans ? Il vit un grand épicéa et se dit que ça ferait un parfait promontoire. Rien de plus facile que de grimper le long d’un sapin. Même pour un vieux. Ou une vieille. Ca faisait bien longtemps qu’il/elle ne se regardait plus dans une glace. D’ailleurs l’amour physique avait quasi disparu. Il était rare et compliqué de mettre un enfant au monde. Quant à fonder une famille …. Comment créer un foyer sans maison, sans liberté, sans plus d’autre horizon qu’une vie de travail inintéressant, et qui se solderait par une euthanasie volontaire – unique moyen de rejoindre définitivement le monde libre. D’ailleurs les autorités avaient prévu le coup : toutes les sortes de jouets sexuels existaient, ainsi que des professionnels, à peine plus onéreux, mais totalement disponible. Y compris quelques pauvres enfants qui étaient livrés à domicile pour ceux dont les crédits sociaux explosaient le plafond.

Au début on trouvait ça dégoutant les gosses. Puis on s’y était habitué. On voyait une petite fille ou un petit garçon descendre d’une voiture, accompagné par un adulte. Ni Zoulou, Ni Zoula n’avait jamais touché un gosse. Et toc, dirent-ils en chœur à la conscience ……

Zoulou arriva à l’aplomb du mur. Bon-sang, mais c’était immense ! Une sorte de village : il y avait toute un paquet de gens là-dedans. Oh c’était si beau ! Ca lui rappelait les plus beaux villages de France, quand il était gosse. Il y avait des fleurs, des arbres, et même des chevaux. Un étang, et un château à peine plus loin. Mais qui habitait ce bel endroit à l’abri du temps et des regards ? Il pleura d’émotion.

Une adolescente qui se baladait de l’autre côté le vit et l’apostropha

  • Tu fais quoi toi ? Tu joues à l’oiseau perché sur sa branche ?
  • Je regarde, je ne savais même pas que vous existiez
  • Ah tu fais partie du monde mort ?
  • C’est quoi le monde mort ?
  • Sans doute le tien : travailler, fabriquer, obéir, puis mourir
  • Parce que tu connais mon monde ?
  • Non, je n’y vais  jamais, mais il parait qu’il est composé d’hommes qui, génétiquement, n’ont pas les caractéristiques idéales pour jouer un vrai rôle. Des animaux conscients en quelque sorte – ou des robots biologiques si tu préfères
  • Mais non, c’est pas vrai ! Nous sommes tout pareil, regarde : je suis comme toi
  • Non, tu es vieille, tu es moche
  • Parce que chez vous on ne vieillit pas ?
  • Non, ça fait longtemps qu’on sait stabiliser nos cellules
  • Mais ça fait seulement 10  ans que le monde moderne est né
  • Non, ça c’est ce que tu croies, moi j’ai 40 ans, j’en fais  17 et ça fait 25 ans que je suis stabilisée
  • Mais c’est quoi être stabilisé ?
  • C’est avoir une génétique performante.
  • Tu n’as aucun traitement ? Rien ?
  • Non. Rien. Nous stoppons notre vieillissement.
  • Et vous faites quoi si vous devenez immortels ? Parce que votre beau village, il n’est pas extensible
  • Bah c’est bien pour ça qu’on vous a un peu réduit – quantitativement – je veux dire
  • Et vous, vous prenez la place ?
  • Oui.
  • Et qui vit ici ? Combien de gens ?
  • Une cinquantaine de personnes qui te ressemblent – et nous, les éternellement jeunes.
  • Et ils font quoi vos vieux ?
  • Oh quand ils  sont malades, la technologie les soigne.
  • Et vous alors ?
  • Nous faisons le reste. Nous faisons vivre la cité.
  • Comment elle s’appelle votre cité ?
  • Kybalion
  • Non, ça c’est le nom de ma cité
  • Ta cité, c’est Kybalion 2, qui fournit les basses besognes à Kybalion
  • Et les autres alors ? Les zones de non-droit ?
  • Ah, ça c’est Kybalion 3. Une zone de résilience sous surveillance.
  • Et ça vous sert à quoi ça ?
  • A ne pas oublier ce qu’était devenu l’homme qui pouvait avoir tous les droits, considère cela comme une expérience sociologique
  • Par hasard, tu ne sais pas comment s’y rendre ?
  • Pourquoi ? Tu t’es sauvé de Kybalion 2 ?
  • Oui – comment peux-tu le savoir ?
  • Le déduire tu veux dire ?
  • Parce que tu es la troisième personne qui fait exactement ce parcours.
  • Et les 2 autres ?
  • Elles sont arrivées à destination
  • Mais comment ?
  • En longeant le mur, vers l’Est. Descends de ton arbre et file, avant que le service de sécurité ne te repère.

Zoulou/Zoula descendit péniblement et il vit la très jolie jeune femme émerger de l’immense porte entre-ouverte. Il se souvint qu’il fut un temps, où il l’aurait désirée.

  • Pourquoi tu ne me dénonces pas ?
  • D’après toi ?
  • Parce qu’en fait je suis un programme prévu ?
  • Oui.
  • Tu peux m’en dire plus ?
  • Non – mais réfléchis. Tu ne t’es pas sauvé très facilement ?
  • Si – trop……
  • Et on ne t’a jamais rattrapée ?
  • Oui – effectivement
  • Et là : pas de surveillance, pas de caméra, pas de drone
  • Oui, c’est vrai que jadis, quand ils voulaient trouver quelqu’un en cavale, ça ne trainait pas.
  • Tu sais que leurs moyens sont illimités
  • Oui – je sais ça
  • Vous me faites de la peine – vous les Cromagnons du système – vous ne voyez même pas qu’on vous manipule
  • Mais quel intérêt de me laisser me sauver ?
  • Tu es bourré de nanites qui sont leurs yeux et leurs oreilles. Tu vas rejoindre la zone de non-droit. Puis tu vas vivre à l’intérieur et rapporter fidèlement tout ce qui s’y passe. Sans même t’en rendre compte.
  • Mais  ils n’ont pas eu le temps de me les installer, leurs nanites de merde
  • Bien sur que si. Ils t’ont juste fait croire le contraire. Tu étais en salle blanche. Tu as respiré non ?
  • Oui
  • Et bien voilà – c’est fait !
  • Mais j’ai tué un mec moi !
  • Non, tu as zigouillé un robot humanoïde
  • Mais non, ça n’existe pas ça
  • Mais si ! Depuis plus longtemps que tu ne le penses.
  • Et du coup je fais quoi ?
  • Ce que tu veux, de toute façon, ils te contrôlent si ils veulent.
  • Et si je rentre chez toi, dans ton village ?
  • Ils te tueront – à distance.
  • Comment ?
  • Des ondes. Les nanites te grilleront le cerveau
  • Donc je n’ai aucun choix
  • Si – mourir. Mais un autre prendra ta place.
  • Qu’est-ce que je peux faire ?
  • Vas-y, de toute façon ça ne changera rien.

Zoulou/Zoula reprit la marche, sans angoisse. Ce n’était plus la peine.

Quelques heures plus tard, il rejoint la résistance en zone libre. Puis il les informa.

Pour la première fois depuis longtemps, il fut honnête. Et toc ! Dit il à sa conscience.

Le grand gaillard rouquin et barbu qui était en train de l’accueillir éclata de rire.

  • C’est drôle qu’il nous prennent pour des cons à ce point !
  • Pourquoi tu dis ça, vous êtes au courant ?
  • Bah tu crois quoi toi ?
  • Que vous étiez déjà perdus depuis longtemps
  • Tu vois la porte étrange là, sous la quelle tu viens de passer ?
  • Oui je la vois
  • C’est un portique. Il vient de dézinguer tes nanites. Tu es libre soeurette
  • Tu devrais dire Frérot – j’étais un mec avant
  • Bienvenue qui que tu sois ! Viens, je vais te montrer tes quartiers.

Zoulou suivit son nouvel hôte au cœur de la cité, puis il montèrent dans un véhicule et roulèrent quelques dizaines de kilomètres. Au-delà des ruines, il y eut la forêt. Au-delà de la forêt il y eut des terres vertes, des vaches et des moutons. Puis des champs de blé. Puis une ferme et plein d’autres fermes.

Le rouquin déposa Zoulou, ses 75 ans, et ses vieux souvenirs.

  • Comment est-ce possible ?
  • Mais tu crois qu’ils mangent quoi et qu’ils vivent comment ceux qui vous gouvernent ?
  • Tu veux dire que c’est vous qui les fournissez ?
  • Oui bien entendu.
  • Et nous alors, on sert à quoi ?

Vous êtes le secteur tertiaire. Et on vous fait croire qu’il n’existe rien d’autre. Mais tout a bien changé dans le fond. La terre n’a plus que 3 milliards d’habitants et ce chiffre réduit régulièrement – chute de la natalité. Sauf chez nous. Ce qui finira par poser un problème politique. Alors ils recommenceront. Ils nous laisserons  grandir et grossir, puis ils chercheront à nous détruire avant que nous ne prenions le pouvoir. Eux, ils pensent avoir la vie éternelle. Mais leur faiblesse, c’est finalement de nous ressembler – et non l’inverse.

Zoulou pria une dernière fois. « Jésus, ce n’est donc pas que l’homme est à l’image de Dieu ».

Tu crois vraiment que Dieu a envie de manger des œufs à la coque et un steak de bœuf ? Lui opposa sa conscience.

 

 

Elizabeth Mayaux - A partager sans modération, avec le nom de l'auteur :) - 9 Mai 2023

 

 

Apocalypse

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